mercredi, juin 14, 2006

Développement urbain et sauvegarde du patrimoine : le site Alban, une leçon pour l’avenir ?

Source : conférence donnée à Aiacciu le 10 décembre 2005.
Auteur : Stéphane Orsini


En guise d’introduction à l’intervention de Geneviève Moracchini-Mazel, je reprendrai brièvement les données présentées dans un article rédigé le 26 avril dernier et paru dans le journal U Ribombu au début du mois de mai, quelques semaines donc avant l’annonce officielle de la découverte du baptistère par l’équipe de l’INRAP.
En 1967, Geneviève Moracchini-Mazel pouvait déjà écrire dans son ouvrage de référence consacré aux monuments paléochrétiens de la Corse : « Nous avons parcouru en tous sens le grand champ qui s’étend près de la chapelle funéraire de la famille Pugliesi-Conti (…) ; il se distingue par sa terre noire à la surface de laquelle nous avons recueilli de nombreux tessons de poterie, et il s’agit certainement en effet d’une terre de cimetière ; c’est non loin de là, sous l’actuelle briqueterie Casamarte, à notre avis, qu’il conviendra de rechercher les vestiges de l’église paléochrétienne».
L’archéologue, spécialiste des premiers temps du christianisme en Corse et de la période romane, était déjà convaincue il y a plus de 40 ans de la présence à cet endroit d’une basilique primitive, siège épiscopal du diocèse d’Agiation/Adiatium/Aiaccium mentionné dans la cosmographie de l’Anonyme de Ravenne (compilation réalisée au VIIe s. d’après des sources plus anciennes) et dans une lettre rédigée en 601 par le pape Grégoire le Grand. Ainsi, loin d’être une surprise, les résultats des travaux préliminaires effectués en 1963 par Geneviève Moracchini-Mazel, comme la mise au jour, au départ des fouilles, d’un important ensemble funéraire sur le site de l’ancienne usine Alban, ne font en réalité que confirmer ces maigres sources écrites heureusement complétées par les traditions orales et les nombreuses découvertes fortuites relatives à cette zone, dont beaucoup ont été publiées depuis le XIXe siècle. En effet, nombreux ont été les érudits, hommes d’église ou fonctionnaires, qui ont rapporté les fréquentes trouvailles faites dans les vignes situées au lieu-dit St-Jean. Déjà au milieu du XVIIIe siècle, Goury de Champgrand (Charles-Jean ou Jean-François ?), officier français qui fut commissaire des guerres en Corse de 1739 à 1741, et auteur d'une "Histoire de l'isle de Corse" publiée en 1749 à Nancy, signale qu' "on y trouva [à St-Jean] des petites médailles qui paraissent fort antiques".
En 1835, F. Robiquet parle lui de monnaies romaines et d’anciennes sépultures trouvées à différentes époques « dans les vignes dites de St-Jean, situées sur la gauche de la route de Bastia, entre la chapelle Sainte-Lucie et Castel-Vecchio ».
Utilisant probablement les mêmes sources, Prosper Mérimée, après avoir consigné ses commentaires dans Notes d’un voyage en Corse (1840), décrit à nouveau dans une lettre en date du 4 mars 1842 des vases découverts « aux environs d’Ajaccio dans les vignes de St-Jean, lieu que l’on suppose l’emplacement de l’ancienne ville d’Urcinium. Ces urnes contiennent en général des ossements humains et quelques lambeaux d’étoffes ».
Une description semblable est donnée en 1852 par F. C. Marmocchi dans son Abrégé de la géographie de l’île de Corse. L’auteur y dénonce également une « incurie déplorable » ayant entraîné la perte des précieux vestiges mis au jour. Mérimée en avait déjà fait prudemment la remarque. Jugements sévères nuancés cependant dans une Note historique, archéologique et bibliographique publiée en 1871 par Louis Campi qui souligne qu’on a cru à tort que tout s’était perdu…
A la fin du siècle, Mgr De la Foata, alors évêque d’Aiacciu, reprend à son tour une partie de ces informations en ajoutant quelques indications fondamentales susceptibles de guider les recherches en cours et surtout à venir. Il rapporte l’existence d’une ancienne cathédrale dédiée à St-Euphrase au sujet de laquelle une légende raconte que la charpente fut construite par plusieurs évêques africains exilés en Corse lors des persécutions vandales. Malgré des déplacements successifs puis le démantèlement de l’ancienne cathédrale romane de St-Jean — probablement bâtie au XIIe siècle, comme les autres cathédrales pisanes de Corse, et dont la position apparaît nettement sur un dessin génois du milieu du XVIIe siècle représentant la nouvelle cité et le golfe d’Aiacciu — ses vestiges étaient encore visibles au milieu du XVIIIe siècle « sous les oliviers qui avoisinent la chapelle sépulcre de la famille Pugliesi (…) : la chapelle même occuperait une partie du chœur de l’ancienne cathédrale ».
Mgr De la Foata précise également qu’avant l’édification de la cathédrale actuelle, les évêques allaient prendre possession de leur titre sur ces ruines comme l’ont longtemps fait par exemple les évêques de Mariana qui, ayant transféré le siège épiscopal de la Canonica à Bastia, avaient conservé jusqu’au XVIIIe siècle la coutume de venir prendre possession de leur diocèse sur le lieu même de l’antique cité.
Autre signe de la longévité de l’édifice roman et du souvenir de l’implantation paléochrétienne, Jérôme Campi — tout en rappelant à nouveau que « l’ancien Adjacium du vignoble de Saint-Jean avait eu également deux cathédrales dont les noms seuls sont parvenus jusqu’à nous : Saint-Euphrase d’abord, et en dernier lieu Saint-Jean » — signale dans son ouvrage Edifices religieux d’Ajaccio (1913, p. 70) qu’avant 1790 « on voyait dans le grand salon du palais épiscopal deux toiles représentant deux Synodes tenus dans l’antique cathédrale de St-Jean ».
En fait, si, à ce jour, nous ignorons pratiquement tout de la basilique primitive probablement érigée à la fin de l’Antiquité, la cathédrale romane dédiée à St-Jean-Baptiste — qui porte aussi le titre de plebania, double fonction qui se retrouve également à Mariana, Sagone ou encore St-Florent — a pour sa part été décrite de manière détaillée par Mgr Mascardi en 1587. Les commentaires de ce visiteur apostolique mentionnant le vocable S. Eufrasio comme étant le titre de l’ancienne cathédrale, nous apprennent qu’il s’agit d’un modeste bâtiment à nef unique mesurant 22 coudées de long sur 10 de large (soit environ 11 m. sur 5). Il se situe à un mille de la nouvelle cité fondée à la fin du XVe siècle par les Génois. L’édifice possède encore un toit, des murs décents et un pavement en relatif bon état. L’intérieur du bâtiment est également décrit. On y pénètre par une porte surmontée d’un oculus. Il y a une clôture de chœur que l’on franchit par des marches et vers l’autel, qui est dit convenable, une sépulture s’élève au-dessus du pavement. Du côté de l’épître se trouve un autre petit autel adossé au mur, très étroit et démoli : s’agissait-il de l’autel dédié à S. Eufrasio dont nous savons par le chroniqueur Filippini qu’il était depuis longtemps le patron titulaire de la cathédrale et que sa fête était célébrée le 1er décembre ? La présence d’un baptistère en activité n’est pas indiquée sans doute parce que les paroissiens, au nombre de cinquante-six à cette époque, résident désormais en ville et y reçoivent les sacrements. Un dernier détail qui a son importance car il éclaire une partie des découvertes archéologiques : les paroissiens se font enterrer dans cette église San Giovanni Battista et dans le cimetière qui l’entoure.
La mise au jour partielle de la nécropole post-médiévale — elle-même installée sur les zones funéraires des périodes précédentes — vient confirmer le texte de Mgr Mascardi et, par la même occasion, indique aux archéologues qu’ils se trouvent désormais à proximité des fondations de la cathédrale romane et des sanctuaires qui l’ont probablement précédée. Au cours du XXe siècle, les découvertes archéologiques fortuites n’ont pas cessé.
En 1933, Antoine Ambrosi faisait le point de ces trouvailles dans le numéro dédiée à la Corse de la Carte archéologique de la Gaule romaine. Quelques années plus tard, en juillet 1938, était retrouvé, près de la zone qui nous intéresse, le sarcophage dit du "Bon Pasteur" qui fut mis au jour sans son couvercle lors de travaux de terrassement. L’étude approfondie des sculptures décorant la face antérieure de ce sarcophage en marbre, attribuable à la fin du IIIe ou au début du IVe siècle, poussent certains chercheurs a y voir des figurations purement païennes, d’autres les classent parmi les représentations paléochrétiennes, pour d’autres encore elles symbolisent une ambiance chrétienne ou au moins préparée à recevoir la nouvelle religion. En tous les cas, ces vestiges marquent à nouveau la présence d’un espace cimétérial et religieux important que les sondages d’urgence réalisés en 1963 par Geneviève Moracchini-Mazel ont permis de révéler un peu plus. L’archéologue, profitant déjà des travaux préparatoires à l’édification d’un immeuble, souhaitait vérifier la supposition de Mgr de la Foata concernant l’emplacement de la chapelle Pugliesi-Conti citée précédemment. Au cours des mini-sondages, 5 sépultures mais surtout des murs anciens superposés ont été localisés à proximité de cette chapelle privée dont les fondations étaient accolées à deux éléments de mur — disposés perpendiculairement, bien taillés et appareillés à joints vifs — qui ont été interprétés comme pouvant être l’angle nord-est de la nef romane de St-Jean décrite plus haut. Malheureusement, il a été impossible faute de temps de suivre le mur du côté est ce qui aurait peut-être permis d’identifier l’abside semi-circulaire traditionnellement présente sur la façade orientale des édifices romans. Les murs de la basilique paléochrétienne n’ont pas pu être formellement reconnus mais leurs arases, qui ne semblent pas servir de fondation aux ruines romanes, devraient se trouver dans les terrains proches de l’ancienne chapelle Pugliesi-Conti. D’autres opérations ont été menées plus récemment, notamment des sondages sur une centaine de m² qui ont été réalisés en 1992 par Paul Agostini. L’étude publiée en 1996 se conclut ainsi : « Il faut souligner l’absence de tout document archéologique dans les zones fouillées dans le sous-sol de l’usine Alban ». Ce qui démontre combien il est important d’effectuer une fouille exhaustive de toutes les parcelles et qu’on ne peut se contenter de sondages pratiqués ici ou là.
Aujourd’hui, l’ampleur des vestiges mis au jour dépasse largement toutes les découvertes effectuées dans le quartier St-Jean depuis plus de 250 ans : 80 tombes d’époques et de types divers, mais aussi des fondations de bâtiments, dont celles du baptistère, qui avaient été provisoirement identifiés comme étant une maison romaine, avec un bassin, peut-être des thermes…
A l’époque je demandais : Que pouvons-nous raisonnablement attendre des travaux menés sur le site de l’usine Alban et dans ses environs ?
En fait, la présence d’une vaste nécropole où se sont succédées au fil des siècles les tombes païennes, paléochrétiennes, médiévales et modernes indique que nous nous trouvons assurément en périphérie de la cité antique. Le cœur de la ville ancienne est ailleurs mais le complexe épiscopal primitif et ses bâtiments annexes ainsi que les structures qui l’ont peut-être précédées, comme des installations thermales en rapport avec la zone portuaire toute proche ou la domus d’un notable local acquis précocement au christianisme, demeurent probablement enfouis à quelques mètres seulement des archéologues qui ont opéré une fois de plus dans l’urgence.
Selon Geneviève Moracchini-Mazel, qui développera ce thème de manière plus détaillée, les vestiges de plusieurs édifices coexistent peut-être encore à portée de truelles. Il s’agit de la basilique primitive qui accompagne le baptistère de la fin du IVe siècle, le souvenir de ce dernier étant conservé par le vocable de la cathédrale romane. Il y a peut-être aussi une église cimétériale consacrée plus tardivement à S. Eufrasio suite à l’épisode des évêques africains exilés par les Vandales au cours du Ve siècle ; le tout complété pourquoi pas par la résidence épiscopale et ses dépendances. Et je poursuivais en me demandant si nous allions passer à nouveau à côté d’une découverte majeure pour la connaissance des périodes antique, paléochrétienne et médiévale de la Corse ? Car il s’agit sans doute de la dernière occasion de disposer d’un terrain d’investigation relativement vaste et cohérent où pourront s’effectuer des découvertes et des études significatives, même si d’autres travaux urbains révèleront plus ponctuellement le passé de la ville d’Ajaccio.
En mai dernier j’écrivais qu’il serait désormais souhaitable que l’opération d’urgence se transforme en véritable fouille programmée — au besoin pluriannuelle une fois les promoteurs équitablement dédommagés et suivant des modalités qui permettraient à l’Université de Corse de s’y associer — cela dans le but d’étudier de la manière la plus exhaustive possible tous les précieux renseignements que recèle le sous-sol de l’usine Alban et ses environs. Je terminais en proposant que des structures adéquates soient envisagées s’il s’avérait nécessaire de préserver et de valoriser in situ les vestiges découverts qui, n’en doutons pas, viendront compléter utilement le corpus des sites paléochrétiens de la Corse et du bassin occidental de la Méditerranée.
Aujourd’hui tout le monde s’accorde pour reconnaître que les vestiges mis au jour sur le site de l’usine Alban représentent une découverte majeure de portée internationale et qu’il faut absolument les préserver, malheureusement les avis divergent sur la manière d’étudier, mais aussi de valoriser, ces derniers témoignages de l’antique Ajaccio. Et en attendant que des décisions soient prises, les structures dégagées, malgré leur caractère exceptionnel et la gestion nous dit-on exemplaire dont elles font l’objet, dépérissent rapidement faute de protection adaptée. Souhaitons que les manifestations comme celle organisée aujourd’hui contribuent à faire évoluer favorablement les positions des uns et des autres afin que le site Alban devienne enfin une véritable leçon pour l’avenir.

Stéphane Orsini
Doctorant en histoire et en archéologie médiévales
Université de Corse